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“Je recherche la poésie dans l’insolite du quotidien.”

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(…) Ton long panneau rectangulaire est accroché dans ma chambre au dessus du placard et je le vois dès que ma tête touche l’oreiller. Si on me demande qui l'a peint, je réponds " un maître ancien". Tu es bien le plus coriace des vétérans dans le monde de l'art d'aujourd'hui. (…)

Henry Miller (Lettre à Michonze, 16 octobre 1965) Traduit de l’anglais.


(…) Ton œuvre, telle que ce petit catalogue la révèle, justifie pleinement ta vie. Elle est d’une importance bien supérieure à ce que j’avais pu soupçonner : magnifique, démente, ivre, lubrique, caricaturale et cependant « anecdotique ». Mais si merveilleuse et si touchante ! Comme tu as eu raison de ne pas rejoindre les rangs des surréalistes (la lettre de Breton est révélatrice- il n’a pas changé d’un pouce, toujours le Pape, le provocateur !)

(…) Je ne cesserais de regarder tes peintures. Il y a en elles une folie si merveilleuse. Et tes couleurs sont si justes ! Si fortes, vibrantes et réverbérantes. Mais tes personnages surtout me font dresser les cheveux sur la tête, on dirait des criminels, des pervers, des monstres – bravo !! Et dire que tout ça nous vient du fin fond de la Bessarabie! Incroyable !

Henry Miller (Lettre à Michonze, 30 juin 1978) Traduit de l’anglais.


Le dernier des grenadiers par Henry Miller

De tous mes amis peintres qui ont survécu aux guerres, révolutions, massacres, tortures, oubli des valeurs et cassures de notre époque, Michonze émerge comme le rocher du temps. Aujourd’hui, il semble même plus vivant, plus solide, plus déterminé et même plus optimiste que la première fois où je l’ai rencontré, en 1928, à la terrasse du Dôme. Le Dôme était alors son bureau, pour ainsi dire. Là, il voyait ses amis, ses familiers douteux, qui lui offraient un sandwich ou un demi, de quoi, en échange, ils attendaient des services de guide, d’interprète ou de factotum.

Michonze avait le temps pour tout, alors. Il ne peignait que la nuit, dans ses rêves !
Quelle vie ! Durant toutes ces années, il n’a exposé qu’une seule fois à Paris. Au milieu de tous ces allers et venues des célébrités et de leurs suiveurs, il reste l’être seul, le dernier des grenadiers. (…)

Mon souvenir de lui, de cette vieille époque, est toujours celui d’un homme bien droit, nerveux, qui balançait les bras, saluait les gens, paraissait heureux, et comme en attente. Toujours entouré d’amis, et cependant seul. Se demandant sans doute laquelle des mille peintures vivant dans sa tête il mettrait sur la toile, quand le temps le permettrait, et la place, et le matériel nécessaire. Ecoutant toutes les absurdités sur l’art, conduisant des visiteurs à des galeries et à des musées, expliquant la dernière mode : « excusez-moi, quelle heure est-il ? ». Jetant un coup d’œil au journal, -« oui, c’est un Picasso »- donnant un cours de cinq minutes sur le rôle du subjonctif, récapitulant l’histoire de la Renaissance, deux mots sur Grünewald, indiquant le métro pour la place Pigalle, « essaie le pain de mie la prochaine fois », et ainsi de suite.

Quelle vie ! Et quand il trouve enfin le lieu, les pinceaux, les tubes, la toile, quelqu’un lui demande de faire un portrait. Combien de portraits n’a-t-il pas fait, ce cher Michonze. Ils doivent être rangés le long des murs de sa mémoire, comme des photos d’identité. (…) Il aurait pu peindre si violemment, ce Michonze. N’a-t-il pas assisté à la naissance de tous ces mouvements qui font maintenant discuter les esthètes qui n’ont jamais tenu un pinceau ? N’a-t-il pas accompagné jusqu’à leur tombe nombre de ceux aujourd’hui célèbres et adulés-qui de leur temps ont servi de cible à la moquerie ? (…) Il a toujours été un solitaire. Toujours fidèle à lui-même. Il peint sa solitude. Mais il n’y a aucun sentiment d’abandon dans sa solitude. Mieux, il y a quelque chose de remarquablement pur dans ses peintures. Elles révèlent le fait qu’il n’a pas été contaminé. Elles ne sont pas souillées par les aspects minables de notre époque. Elles ne sont pas non plus prétentieuses. Elles sont ce qu’elles sont, rien de plus. Elles respirent la vie de leur créateur, un homme qui a gardé le cœur pur, l’esprit libre, et qui est encore capable d’avoir sur la vie un regard simple et sain, en lui rendant hommage, en la révérant.

Henry Miller, Paris 29/5/59
préface pour le catalogue de l’exposition de Michonze à la Adams Gallery à Londres (traduction Christian Noorbergen).

Un grand peintre vient de mourir. Dans l’abattage de cette fin de siècle, où on compare ceux qui l’ont fait, il y a les connus, les reconnus, les méconnus. Michonze n’a pas eu de son vivant la reconnaissance que lui méritait sa fidélité à son étrangeté. Je suis sûr que cette reconnaissance, qu’il avait de ceux qui le connaissaient, qui l’aimaient, lui et sa peinture, ira en s’accroissant. Ceux qui ont écrit sur lui ont surtout évoqué l’ami de Soutine, le marginal du surréalisme, le survivant de Montparnasse, l’ami de Henry Miller.

Il y a eu peu de grandes expositions de lui seul : ainsi à Paris en 1953; à Londres en 1959, en 1972. Un prix à New-York en 1960, à Trouville en 1964. Ses tableaux sont dans des collections américaines, anglaises, israéliennes. En France, il n’a jamais correspondu à ce que favorisait le marché de l’art, et qui rencontre ou ne rencontre pas les recherches solitaires. Par bravade il avait mis sur sa porte : « peintre imitatif et anecdotique ». Il travaillait tantôt à Paris, tantôt dans un ancien moulin, près de Troyes, où il avait eu une exposition en 1978. Ce serait une erreur de voir là un repli, un provincialisme pour peintre mineur. Le discours biographique ou le discours formaliste sur la peinture, ni l’un ni l’autre ne rendent compte du monde de Michonze. Il y a un monde de Michonze, parce que ses personnages arrêtés dans d’innombrables scènes ne se racontent pas. Ils se prolongent, ils sont des fragments de nos rêves. Le familier dans l’étrange, l’inconnu dans le quotidien. Il y a en lui un peintre primitif, -au sens des peintres italiens anciens, rien avoir avec le naïf ; ce qui l’a préservé du maniérisme, des facilités du regard. C’est pourquoi ses tableaux visionnent notre époque.

Il s’était baptisé «  naturaliste-surréel ». L’humour y est plutôt une traversée du réel, faisant un bestiaire humain, un rêvoir intempestif, toujours surprenant. C’est une peinture qui sait être inachevable. C’est pourquoi je lui crois plus d’avenir qu’elle n’a eu de gloire présente. Patrick Waldberg, qui a su si bien évoquer « Le pays de Grégoire Michonze » (Le Mercure de France, mars 1965), y voyait une correspondance avec Samuel Beckett, et rappelait la remarque de Jacques Villon, que le plus dur pour un peintre, ce sont les soixante-dix premières années. Michonze vient de mourir à quatre-vingts ans. Brusquement, en pleine vitalité. Il a su ne ressembler à personne. Faire sa chose. Mais sa solitude, qui est peinte sur toutes ses toiles, lui a été dure à vivre. Si l’absence complète de compromis est un des signes de la force, quelle que soit sa rencontre ou non avec le marketing, on peut compter avec la peinture de Michonze. Sa manière est une telle inflexion du voir que je n’en connais pas d’autre. Sa peinture maintenant a tout le temps. Mais c’est plus qu’un témoin, c’est une partie de nous. Une des moins ostentatoires, mais des plus vivaces.

Henri Meschonnic (texte intégral)

Michonze -  Michonze à Kichinev 1919

Jeunesse : Kichinev-Bucarest-Paris

Il y a peu de documents sur l’enfance de Michonze et il n’en parlait guère. Mais ses dessins, peut être plus que sa peinture, témoignent, malgré lui, du shtetl de son enfance.

Michonze - Michonze Paris 1923

Paris port d'attache

Si Michonze s’est installé à Paris, dans les cafés de Montparnasse, puis rue de Seine, au cœur de Saint Germain des Près, il n’a cessé de voyager toute sa vie que ce soit en province -le midi de la France, la Normandie, la Bretagne, les Cévennes, le Lubéron- ou à l’étranger, les États Unis, l’Angleterre, l’Écosse, l’Espagne, la Suisse, Israël, la Grèce, l’Italie, à la recherche d’inspiration pour son œuvre.

Michonze -  Michonze dans l'atelier de la rue  Rousselet, Paris vers 1929-30

Les ateliers

Il y en a eu de toutes sortes: depuis ses débuts à Paris, Antibes, jusqu’à la rue de Seine en 1943, qu’il conserva toute sa vie, les ateliers de son moulin en Champagne près de Troyes et au cours de ses voyages, de nombreux lieux improvisés, lors de vacances familiales ou de visites à Londres ou à Tel Aviv.

Authenticité d’un artiste-artisan hors-d’âge, hors-courant, hors-mode. Son art intemporel, qu’il voulait rustique, invite au sarcasme, et maintient à distance, une affectivité débranchée des apparences. Cela s’appelle maîtrise.

Son réalisme saturé et piégé vit en trompe l’œil au plus près d’un réel impensable et insensé : Michonze met en scène l’irréductible et fiévreuse présence du chaos d’origine, que les cultures dédaignent.

Figuratif, il l’est, mais son graphisme âpre et mordant, les perceptibles tréssaillements du malheur, la part de souffrance invisible qui par pudeur ne s’étale jamais au regard, tout cela bouscule l’ordinaire figuration, épuisant tout réalisme anecdotique.

Une lumière poétique balaie toute l’œuvre, tandis que l’ombre d’un Beckett et celle d’un Ionesco s’étend subtilement. Un être innombrable, doué d’une obsédante vie faciale, parcourt ses toiles. Un être en foule, comme écartelé, et toujours en état d’éparpillement frénétique. La fragilité secrète des figures peintes par Michonze est celle d’un homme stupéfié d’exister si intensément au bord de l’abîme…

Ses doubles indéfinis vivent l’éclair d’une conscience foudroyée. Quelle poignante présence/absence éclatée dans un décor anachronique et fiévreux. Michonze peint à la fois l’impossible amour de la vie et le désespoir sans fin de ne pouvoir l’habiter.

Quand la chair est triste, elle se réfugie dans la paix terrestre.

Ses êtres peints, hagards et fragiles, emplis d’amour et de désespoir, ouvrent des yeux de ciel. Au silence statufié d’un univers médiéval vécu comme un paradis rural, s’oppose le grouillement à vif d’êtres arrachés à leur paysage d’âme, à l’omniprésent terroir d’enfance, la rude campgne de Bessarabie, et aux belles réalités du Lubéron.

Dans l’intimité des villages archaïques, les fenêtres sont petites, la perspective disloquée, et des barreaux bloquent l’espace fermé.

Mais contre le malheur et la solitude, le grand Michonze discrètement présent dans l’air profond du siècle, sait faire front. Proche de Masaccio, de Bosch et de Brueghel, il est un fabuleux primitif au sommet de son art. Car une prodigieuse santé picturale incante l’œuvre : une gamme serrée de couleurs acides, une matière maigre, étirée, austère, sur fond de pure jouissance dessinatrice…

Henry Miller, qui fut son ami, l’appelait Le dernier des grenadiers.

Miroir de l’art n°74 avril/mai 2016 La chronique hommage de Christian Noorbergen

Le décoratif et le pictural, c’est l’eau et le feu.

Lettre de Michonze (vers 1949)

La plupart des hommes n’ont qu’une vie. Les artistes, plusieurs. Surtout après. Celle de Michonze commence. A l’écart. Pour continuer comme celui qui refusait de concourir pour le Prix de la Critique, qu’on lui promettait, en 1953. Le défi colore les refus du peintre. C’était l’inscription sur la porte de son atelier, au dessus de son nom : « artiste peintre imitatif et anecdotique ». L’artiste fidèle à lui-même ne craint pas d’être à contre-courant. Puisque le courant c’est les autres.

Michonze est encore peu connu, reconnu. Mais la qualité des rares témoignages fait qu’ils ont comme déjà dit l’essentiel. Pourtant son œuvre déplace, déjoue la vieille dualité de la présentation et de la représentation, de l’abstrait et du figuratif. C’est une peinture profondément anti-narrative, anti-descriptive, malgré l’apparence.

Michonze avait l’idée que ce n’est pas à partir des grands créateurs de l’art moderne qu’on peut apprendre à être un créateur. Notion du métier qui s’oppose aux épigonalismes. Partir de l’abstrait lui semblait mener au décoratif. En ce sens, moderne est le rejet du déjà moderne. Il n’y a qu’une loi en art, c’est de ne pas faire double emploi. S’identifier à sa chose au point qu’elle soit reconnue comme une chose unique. Seul moyen pour franchir le prêt à penser le prêt à admirer des suiveurs. Le moderne est ce qui demeure- il est pluriel, inactuel, transactuel.

Aussi la critique du marketing de l’art s’accompagne, chez Michonze, d’une admiration vraie pour « le virus du surréel », « contre toute banalité » (lettre du 11 janvier 1950 à André Breton). C’est son « naturalisme surréel » (ibid.).

Regard tourné vers le dedans, tout le foisonnement du monde fait, chez lui, un anti-monde. Arbre à oiseau contre arbre à feuilles. Des mouvements désaffectés, alors que dada et les surréalistes procèdent par objets désaffectés. Les actions des personnages voisins n’ont pas lieu dans la même cohérence, et pourtant elles sont rassemblées dans un même espace. Les nudités mêlées aux personnages vêtus déréalisent la représentation. Des oiseaux s’envolent, mais ce sont des oiseaux qui n’existent pas selon les sciences naturelles, étranges quasi-ptérodactyles, ironies de formes, allégories d’oiseaux. Les rapports des couleurs à leur tour transforment le climat : personnages baignés d’un air qui les pénètre, presque transparents. Sur un fond où ils ne reposent pas. Bleus ou ocres. Le sol est bleu. L’anecdote échappe. Le figuratif est présent et absent. On comprend que Michonze ne s’intéressait pas aux titres-littérature, aux contrastes du titre et du tableau. D’où la dérision du descriptif : « Gens debout, assis et couchés ». Pure identification commode : « La danseuse au ballon ».

A travers le visible, c’est l’invisible qui est peint. Henry Miller a écrit : « Il peint sa solitude ». C’est pourquoi, cherchant le diaphane, Michonze utilise le minimum de matière. Sa technique est celle de sa vision. Le lisse est un moyen de cette liberté. Dans les années soixante-dix, le mat succède au vernis. La violence est dans la touche autant que dans les ciels et les personnages. Scènes d’intérieur ou d’extérieur, ou groupes de portraits, ce ne sont pas les sujets qui font ce monde au bord du dire, statique ou véhément, extatique ou vigoureux, mais la rencontre de formes et de couleurs si intériorisées, composées, que la lumière sort du tableau. C’est l’insistance des transparences, comme dans cette femme aux bras croisés, huile sur papier, vers 1948. Il y a aussi la force des petites sculptures, cette miniaturisation de la violence, et les grands fusains sur kraft des derniers temps.

Peinture savante, et nature, à la fois. Patrick Waldberg comparait son « pouvoir dérangeant » à « l’inespoir de Samuel Beckett ». Plus que toute affinité, certains rouges, et bleus, contrastifs, font, chez Michonze, allusion aux primitifs italiens. C’est de tels rapports de couleur, et de dessin, par leur composition, qui font basculer les scènes statiques d’intérieur (On joue la rouge, 1937) ou de campagne (Le cerf-volant de 1965) dans un au-delà de la figuration. De même, les rixes sont transfigurées. La patte, et non la pâte, fait cette mêlée de la violence et de la sérénité.

Michonze a seulement le souci vivant d’être lui-même. Où ses peintres font l’histoire de son regard. Une carte du camp de prisonniers (26 avril 1942) énumère : Nos maîtres ! Bruegel, Grünewald, Rembrandt, Le Greco, Pablo et le surréel ». Ailleurs : « j’adore Klee et Mondrian me laisse froid. » Ainsi il aime par dessus tout « l’œuvre ordonnée, composée divinement, aux coloris merveilleux, à l’émaillage lisse, serré, durable de Vermeer ».

Le peintre, selon Michonze, « transcrit la vie ». Effet peut-être du mot russe pour la peinture, zivopis’, littéralement « écriture, description de la vie ». Jusqu’à la « surréalisation de la réalité ». Il peint le rêve dans la réalité. Il rejette les « œuvres qui ne sont faites que pour l’œil, et jamais pour l’âme ». C’est ce qu’il nomme la « poésie ». Certains ont vu l’imitation, là où c’est la transposition qui est visée, et atteinte, par ses moyens à lui, qui passent par le naturalisme et le transforment. Ainsi se situe un malentendu que Michonze a porté toute sa vie, avec amertume et humour. Car l’artiste n’a pas le choix. C’est sa vie contre celle de son art. Il lui faut toute sa peinture pour traverser le réel. Alors l’avenir lui vient.

Henri Meschonnic 1985
(Préface pour le catalogue de la rétrospective au Musée d’Art Moderne de Troyes)

…Grégoire Michonze, le persévérant, peint volontiers des tableaux miniatures. Format roman. C’est d’une finesse de tons qui vous font regarder Paris ensuite de façon nouvelle.

Paris désert, boutiques closes, un lundi d’août avec des Hindous qui se promènent ahuris entre les rideaux de fer tirés, les volets clos, est merveilleux. Sans la foule, on voit les gens d’un bout à l’autre de la rue. Je vois Michonze de loin, sur le trottoir de la rue de Seine, qui fait des signes, le cheveu blanc et le nez rose. Il me guette parce que son escalier est compliqué, Henry Miller, Tristan Tzara s’y sont perdus avant de prendre l’habitude ; car curieusement, ce figuratif a des amis dans l’avant-garde. Quand il débarqua à Paris, de son Kichineff natal, il s’employa à gagner sa vie en peignant des breloques, des porte-plume. Il avait pour compagnon de labeur, un grand Allemand au sourire froid, à l’œil bleu d’oiseau de mer. C’était Max Ernst qui le mit en contact avec le groupe surréaliste.

-Mais je n’ai jamais été surréaliste, explique Michonze en soufflant la poussière des tableaux dans l’appartement qui lui sert d’atelier. J’aimais peindre des gens diversement occupés, à les rassembler dans des pièces. Ça faisait bizarre. Le surréalisme m’avait permis de les grouper sans raisons apparentes, comme ils le sont souvent dans la vie. J’aimais ça. Je fréquentais Breton, Aragon, Eluard, Masson, Tanguy mais sans jamais adhérer au groupe. A la même époque, je faisais la connaissance de Soutine, avec qui une amitié profonde m’a lié jusqu’à sa mort. Soutine et Max Ernst, vous voyez, ce nétait pas le même bord. Puis j’ai fréquenté Gruber, j’ai fréquenté Tal Coat, Tailleux, la bande qu’ils formaient. Tout cela s’est défait. J’ai assisté au succès de Balthus. J’ai assisté à l’arrivée de Buffet, de Reyberolle. La peinture attend toujours son Courbet. Moi j’ai continué tranquillement à peindre mes petits tableaux.

Parfois aussi de grands tableaux. Ce sont généralement des scènes de campagne. Des cours de ferme. Parce qu’il y a tout dans une cour de ferme, des bêtes, des gens, des objets des maisons, des arbres, que le désordre est admis, logique, toléré.

-D’après nature ?

-Oui. Des souvenirs que je rafraîchis le plus souvent possible. Mais des souvenirs de détais que je groupe à ma façon.

-Et exposer ?

-Les galeries où j’aimerais exposer vendent de la peinture abstraite. La seule figuration qu’elles se permettent, c’est un Rouault ou un Douanier Roussseau en guise de faire-valoir. Mais un figuratif vivant ? Pensez-donc ! Certes pas ! Pourtant si une peinture paisible et lisse s’accordait mal avec ce que j’aime par exemple chez Atlan ou Poliakoff, la violence de l’expressionisme tiendrait le coup. « S’il avait voulu, il aurait pu peindre si violemment, ce Michonze », écrit Henry Miller et l’écrivain insiste sur les qualités de paix de sa peinture. Comment expliquez-vous ça, demande Miller, Michonze qui est demeuré si calme et qui a vu passer tant de mouvements esthétiques agités ? Mais depuis quelque temps, le calme Michonze, le figuratif ami des abstraits, le spectateur passionné de l’avant-garde, le peintre en marge, peint des bagarres. Ses cours de ferme sont le théâtre d’effroyables rixes où des familles s’étripent, toujours dans les mêmes couleurs douces d’aube ou de crépuscule. Michonze explique d’un air calme : C’est pour animer la surface, et je peins plus large.

Cela doit pourtant traduire plus de lui-même qu’une simple envie d’animer la surface…

Pierre Descargues in La Tribune de Lausanne, Tribune de Paris, Dimanche 25 août 1963

Patrick Waldberg (1913-1985) était un écrivain et poète spécialiste du surréalisme. Michonze et lui se côtoyaient depuis les années trente, mais leur amitié orageuse ne débuta vraiment qu’après guerre. Waldberg l’invita à participer, avec sa toile « On joue la rouge », à l’exposition surréaliste qu’il organisa à la Galerie Charpentier en 1964, puis tenta de lui rendre justice dans ce long texte sur la vie intellectuelle et artistique à Montparnasse, qu’il intitula « Le Pays de Grégoire Michonze », qui parut dans le tout dernier numéro de la revue Le Mercure de France, en mars 1965. Ce texte n’a jamais été réédité depuis.

Vous pouvez désormais le consulter en cliquant ici.

Grégoire Michonze, ami de Victor Brauner, Soutine, Max Ernst, Henry Miller, très lié au groupe des Surréalistes, n'a cependant pas aujourd'hui la notoriété qu'il mériterait. Avec lui se pose le problème de l'injustice, de l'aveuglement des mécanismes de reconnaissance, qui laissent au bord de la route des grandes batailles "historiques" de la "modernité", quantité de précieux artistes comme autant de richesses perdues, voire massacrées. Car Michonze, peintre de "l'étrange avec du simple", malgré ses amicales et chaleureuses proximités individuelles, a toujours voulu et su rester à l'écart des mouvements pluriels bien plus médiatisables. Insoumis déterminé, esprit libre et d'une époustouflante vivacité, il se disait lui-même "naturaliste surréel" et affichait par bravade sur sa porte "peintre imitatif et anecdotique".

"De tous les amis peintres qui ont survécu aux guerres, révolutions, massacres, tortures, dévaluations et détériorations de notre temps, Michonze reste debout comme un roc intemporel...Quelle vitalité!" a écrit Henry Miller en 1959...Faisons en sorte que Michonze survive à d'autres "tortures et dévaluations" encore plus féroces et insidieuses.

Pierre Souchaud (Artension nov/dec 2002)


Michonze enfin apparu

…de même qu'à première vue certains Patinir, certains Brueghel semblent bien sages et ne livrent qu'au regard attentif tout un monde de rêve ou de symbolique, de même ces tableaux, une fois qu'on a dépassé leur finesse de couleur, de dessin, et cette atmosphère de mesure et de calme qui caractérise même les toiles où l'action est mouvementée, livrent les aspects d'une pensée raffinée à l'extrême, presque jusqu'à devenir "diabolique", mais si légèrement, diabolique sur les bords en quelque sorte. L'œuvre de Michonze est en tout cas unique en cette époque, et par sa forme et sa conception, s'oppose à toute la peinture de ce temps, tout en étant vraiment notre contemporaine.

Pierre Descargues (Les lettres françaises 23 juillet 1953)


Ces gens que Michonze nous montre, qui se regardent sans se voir, se côtoient en s'ignorant, frappés d'hypnose, agissant en automates, on dirait qu'ils appartiennent au mauvais rêve où l'interlocuteur, nettement perçu, ne vous remarque point, ni ne vous entend. Le cri qui monte et ne parvient pas à sortir, l'impossible communication, l'accablement des tâches absurdes et le boulet de solitude qui enchaîne l'homme à lui-même, c'est là tout Michonze et c'est aussi une vue aigüe, pénétrante de notre tourment. Par cela dont sa peinture est chargée, son œuvre est indéniablement moderne. (...) Le pouvoir dérangeant de cette œuvre, ses tâtonnements, ses halètements, ses agonies, je ne leur trouve de parenté qu'avec - sur un autre plan - le lyrisme d'inespoir de Samuel Beckett, qui met à jour des recoins de nous-mêmes dont la nudité cruelle noue le cœur.

Patrick Waldberg « Le pays de Grégoire Michonze » (Le Mercure de France, mars 1965)


Grégoire Michonze semble frappé d’étonnement devant le monde. Quelle aventure fabuleuse que le monde soit ! Et que dans ce monde puissent exister tant d’êtres divers ! Et que parmi eux existe si fortement cet homme nommé Michonze !

Cet « étonnement », il me paraît être la matière même avec laquelle il couvre son espace pictural : car Michonze est peintre naturellement. Tout ce qu’il fait se rapporte à la peinture : sa joie ou sa tristesse ne se décide qu’en fonction de cette peinture. Les jours de bonheur sont les jours fastes où la peinture se donne à lui dans la fraîcheur ravie d’une maîtresse sans habitudes. Les autres jours…

Il n'y a pas, au vrai, que la peinture à avoir investi l'âme et la main de Grégoire Michonze. Il y a aussi le dessin: le dessin qui, par milliers de tentatives, le pousse, charbon aux doigts, à chercher le trait caractéristique d'un visage, d'un corps, d'une main, son expression la plus profonde, comme captée au hasard d'un instant de lucidité extrême. La fille de la maison, un passant, la cuisinière, un paysan, sa femme, tel chemineau va-nu-pieds, tous lui ont été ou lui sont modèles, et composent, individus égarés, l'immense foule de son macrocosme. Il y a aussi les figures de terre...

Dominique Daguet « Grégoire Michonze est mort » (Les Cahiers Bleus Printemps 1983)


Mais d’où viennent tous ces gens ? Les uns regardent vers le ciel un avion invisible et peut-être inexistant, tandis que leur compagnes en extase fixent dans un autre ciel (intérieur sans doute) un autre point plus mystérieux encore. Un chien éthique du XVIe siècle jailli d’une boîte à ressort, bondit sur un os préhistorique, les chevaux écoutent aux portes, les enfants jouent et se livrent à quelques excentricités, tandis que les hommes et les femmes, un béquillard par-ci, une fillette hydropique par là, ont l’air de vivre communément dans un village quelconque. Mais à y regarder de près, ce village-symbole est plus une obsession qu’une réalité. (…)

C’est peint dans les tons glauques d’un étang à la nuit tombante, à l’heure où l’odeur de vase évoque le rien de perversité que dégage toujours l’adolescence, et avec l’application, la conscience, l’ingénuité d’un primitif réatomisé.

Michonze, dont on n’avait jamais pu, à Paris, contempler l’œuvre dans un ensemble homogène, nous a fait cette révélation dans le magnifique atelier de son ami le peintre Mayo, rue de Seine, cadre dont la poésie concordait avec celle du peintre, grâce à la généreuse hospitalité du maître de céans. Michonze de Velours, comme l’a surnommé l’un de ses admirateurs, ancien ami lui-même de Pascin et de Soutine, Michonze, dont on n’est pas prêt d’oublier l’humble, magnifique, misérable et poétique univers.

Simone Arbois (Preuves, août 1953)


Aucun enfantillage dans les petits tableaux obsédants de Michonze à la Mayor Gallery. Ici aussi, il s’agit de rêves éveillés, mais pleins de nostalgie. Ce qu’ils doivent au surréalisme remonte à sa période la plus ancienne et la moins affectée. Ses ancêtres ne sont ni Klee ni Dali, mais plutôt Piero di Cosimo et Giorgione.

Ce qui le rend si séduisant tient à ses couleurs délicates et à cette note idyllique mêlée de pathétique. Des paysans groupés dans un décor provençal idéalisé, prennent part à des incidents qu’ils sont seuls à comprendre. On ne peut s’empêcher de songer à la mère et au soldat de la « Tempête » de Giorgione. Toute la magie du tableau dépend d’eux et cependant, personne ne saurait leur donner une explication rationnelle. Et quand cela serait possible, la moitié de la magie s’envolerait. Le rêve éveillé ne serait plus que simple illustration.

Eric Newton ( The Sunday Times 1947) Traduit de l’anglais.

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